1902, c'est la Troisième République.
Le Conseil des ministres est présidé depuis 3 ans par le républicain modéré Pierre Waldeck-Rousseau.
Ces élections législatives surviennent dans un contexte politique tendu : l'affaire Dreyfus a divisé la France et la question du rôle et
de la place de l'Eglise dans la vie publique enflamme les esprits.
Face à
l'anticléricalisme du gouvernement, le groupe des républicains modérés
qui constitue la première force de gauche, se divise et l'aile droite de ce parti rejoint l'opposition conservatrice.
La droite va-t-elle l'emporter ?
en 1902, l'église catholique était sous le régime concordataire :
• A la Révolution, les biens de l'Église avaient été nationalisés et la Constitution civile du clergé établie.
Mais sa condamnation par le pape Pie VI, conduisit à la division du clergé en clergé "constitutionnel" et clergé "réfractaire" qui refusait de prêter serment
et qui était considéré comme contre-révolutionnaire avec tous les "inconvénients" que cela entrainait à cette époque !
• Dix ans plus tard, au lendemain du coup d'état du 18 brumaire (1799), Napoléon Bonaparte, premier consul, souhaite régler la question religieuse en France
et obtenir un accord avec le Pape : une convention entre le Gouvernement français et Sa Sainteté Pie VII est signée le 15 juillet 1801, c'est
le
CONCORDAT . En 1902, le clergé était toujours sous ce régime concordataire (qui prendra fin en 1905, date de la séparation des Eglises et de l'Etat).
Avant de prendre leurs fonctions, les évêques et les curés devaient prêter un serment de fidélité au gouvernement. Voici le texte de ce serment :
Je jure et promets à Dieu, sur les saints Évangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la
constitution de la république française; je promets aussi de n'avoir aucune intelligence, de n'assister à aucun
conseil, de n'entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique ...
En 1902, le curé de Liorac était Jules Désiré TAFFOREAU
Né en 1866 à Nantes. Devenu prêtre en 1890, il fut professeur au collège St Joseph de Périgueux, puis vicaire à Bergerac.
Il devint curé de Liorac en 1897. Il avait donc prêté serment et il touchait un salaire. Il se devait donc de rester neutre.
Mais en 1902, il prit parti dans la campagne électorale ...
et cela lui coûta cher !
Voici l'histoire :
Les élections eurent lieu le 27 avril et le 11 mai 1902 et dès la fin du deuxième tour, de nombreuses lettres à propos de l'abbé Tafforeau (AD24 1Z147) furent
échangées entre le Préfet (Périgueux), le Sous-préfet (Bergerac), et le Conseiller général, Ludovic Jammes, maire de Lalinde.
11 mai 1902 Le Sous-préfet alerte le Préfet :
...plusieurs prêtres de l'arrondissement me sont signalés comme n'ayant pas su garder pendant la dernière période électorale la neutralité que leur imposait leur ministère
Les uns ont fait à la sourdine une propagande contre Me M de La Batut1 et Clament2;
les autres se sont laissés aller en chaire et en public à des violences de langage contre les lois et les institutions du pays et se sont ainsi tous formés en agents électoraux.
Parmi ces derniers je dois vous signaler plus particulièrement MM Theillet desservant de Ste Sabine, Glandières desservant de Fougeyrolles, Réquier de St Seurin de Prats et Tafforeau desservant de Liorac.
Ces quatre prêtres n'ont pas craint de distribuer des journaux hostiles, d'inviter les électeurs à voter pour des candidats religieux. De plus, ils déclaraient à haute voix que MM de La Batut et Clament voulaient détruire la religion catholique.
Je serais d'avis qu'une mesure de rigueur soit prise à l'égard de ces quatre desservants.
1- Le vicomte Charles-Ferdinand de LABORIE de LA BATUT, né à Bergerac, avait été élu député de la Dordogne en 1885 comme républicain. Ce docteur en droit de 30 ans, juge suppléant au tribunal de la Seine, était maire de Montbazillac,
et membre du Conseil général de la Dordogne. C'était un esprit libéral assez ouvert aux idées de progrès. L'idéal qui domina toute sa vie fut de favoriser et d'étendre l'action des institutions de bienfaisance.
Comme il marquait une vive attention aux problèmes de son département, il fut régulièrement réélu Député de la Dordogne de 1885 à 1912, puis Sénateur de 1912 à 1930.
2- Clément, Pierre, Antoine CLAMENT, né à Laforce, docteur en médecine, fut élu député en 1890 dans le groupe des républicains de gauche, puis régulièrement réélu jusqu'en 1924 et en particulier en 1902 contre M. Pasquet, conservateur.
Source : Dictionnaire des parlementaires français de 1889 à 1940, Jean Jolly.
29 mai 1902 Le Sous-préfet de Bergerac demande des éclairsissements au Conseiller général ("confidentiel et très urgent") :
L'attitude incorrecte prise par le Curé de Liorac au cours des dernières élections a été signalée à mr le préfet. Je vous serai obligé de vouloir bien me fournir des renseignements précis et détaillés sur les faits reprochés à cet ecclésiastique.
Je désirerais également que vous puissiez m'adresser si possible des déclarations signées d'habitants de la commune.
2 juin 1902 Réponse du Conseiller général au Sous Préfet :
...Mr Delage (Il s'agit d'Annet DELAGE qui était conseiller municipal à Liorac) est passé à la Sous Préfecture et a donné les renseignements utiles.
J'insiste dans tous les cas pour que ce curé soit déplacé et que tout traitement lui soit enlevé...
4 juin 1902 Le Sous-préfet transmet au Préfet les renseignements recueillis : on apprend ici le détail des points reprochés à l'abbé Tafforeau.
J'ai l'honneur de vous adresser les renseignements que vous avez bien voulu me demander le 21 mai dernier sur M. L'abbé Tafforeau,
desservant de Liorac, qui s'y est signalé par une attitude incorrecte au cours de la dernière période électorale.
Voici les faits reprochés à cet écclésiastique :
1- il a assisté à une réunion publique organisée par M. PASQUET
*, candidat nationaliste.
Il y prit la parole et convia les électeurs à donner leurs voix au candidat qui prenait l'engagement de « défendre le clergé et les congrégations ».
Un électeur présent à la réunion, M. DELAGE, fut l'objet de ses invectives et fut traité de franc-maçon.
*M. PASQUET fut battu par M. CLAMENT par 5232 voix contre 7277, sur 13 093 votants.
2- Dans la semaine qui précéda le scrutin, M Tafforeau, sous prétextes de visiter quelques malades de la commune, fit une très active propagande en faveur
de Mr Pasquet, traitant le député sortant Mr Clament, de franc-maçon, d'athée, de protestant et l'accusant de vouloir détruire la religion catholique.
3- le 26 avril, veille de l'élection, il déchira en public la photographie de M. Clament en criant très haut qu'il ne voterait pas pour un candidat qui ne tenait pas
ses engagements.
Les faits que je signale sont exposés dans un mémoire signé de témoins qui vous a été remis par M. Jammes Conseiller général.
L'attitude de M. Tafforeau me parait mériter une répression.
Je vous propose de poursuivre la suspension de son traitement, et d'insister auprès le l'autorité ecclésiastique afin qu'il soit déplacé.
La population de Liorac étonnée des provocations du desservant et de son immixtion intempestive dans les luttes électorales accueillerait avec satisfaction
une mesure de cette nature.
9 juillet 1902 Le Conseiller général insiste auprès du Sous-préfet et il rajoute une grave accusation concernant des articles parus dans la presse :
Je vous ai adressé les renseignements que vous m'avez demandés sur le curé de Liorac.
Je m'attendais à le voir déplacé ...
Il n'en est rien et ce curé commence à relever la tête et à narguer.
Il n'est pas possible que les choses continuent ainsi, il faut ou un déplacement immédiat ou la suppression du traitement.
Ce n'est pas précisément en chaire que ce prêtre a agi mais dans toutes les ? qu'il a pu faire naître. Il a été très violent et c'est lui certainement
qui a fait les nombreux articles parus dans l'Eclaireur sous la signature Faget*.
Je demande expressément qu'une mesure sévère soit prise contre ce prêtre.
*Il serait bien sûr intéressant de retrouver les articles de ce journal.
10 juillet 1902 Le Sous-préfet transmets au Préfet les déclarations des habitants de Liorac :
...j'ai l'honneur de vous transmettre les déclarations ci-jointes qui précisent l'attitude de M. l'abbé TAFFOREAU pendant la dernière période
électorale. En présence des faits reprochés, j'estime qu'il y a lieu de poursuivre le déplacement immédiat de ce desservant.
8 août 1902, la sanction arrive de Paris : le salaire de l'abbé Tafforeau est supprimé !
J'ai l'honneur de vous faire connaître que M. le Président du Conseil, Ministre de l'Intérieur et des Cultes a décidé la radiation des contrôles
de la comptabilité publique, M. l'abbé Tafforeau, desservant de Liorac qui a eu une attitude politique des plus mauvaises au cours des dernières élections législatives.
Par suite de cette décision, le traitement de cet ecclésiastique cessera de lui être servi à partir du 6 du courant.
Quelques jours plus tard, le quotidien La Croix rapporte l'affaire (N° du 17-18 août 1902) avec un titre choc !
Le traitement de l'abbé Tafforeau ne sera rétabli qu'en décembre 1902, lorsqu'il devint curé de St-Barthélemy de Bellegarde, où il resta jusqu'à sa mort en 1949.